Pour un renouveau nécessaire de nos politiques culturelles

Sous couvert de « vivre ensemble » et de développement économique, les politiques culturelles produisent des fêtes, organisent de grandes manifestations et contribuent à la construction d’équipements. Alors que l’intolérance et les clichés gagnent du terrain dans toutes les strates de la société et que d’un point de vue économique notre région est « l’homme malade » de la France, nous avons besoin de réorienter nos politiques culturelles afin qu’elles jouent un rôle moteur dans le renouveau de notre société.

La longue dérive des politiques culturelles

Depuis les années 1990, la grande région[1] a accru, de manière significative, les moyens alloués à la politique culturelle. Cette volonté s’est concrétisée par de nombreux projets dédiés aussi bien à la diffusion (construction de nombreuses salles de spectacles, de lieux d’expositions) qu’à la création (résidences d’artistes, etc.), la formation (écoles d’art, de musique, etc.) et la conservation du patrimoine artistique et livresque (musées, bibliothèques, etc.).

Mais ce qui est marquant ces dernières années, c’est l’accent mis par ces politiques sur la diffusion de l’art, avec pléthore d’expositions et de festivals. Le Louvre-Lens, les grandes expositions organisées dans le cadre de Lille 3000, illustrent cet engouement pour l’art et en particulier l’art contemporain, que les pouvoirs publics ont voulu donner à voir au plus grand nombre sous le slogan « la culture pour tous ».

Cette dérive a été menée avec la conviction que la culture constitue un puissant vecteur de développement territorial, dans sa dimension aussi bien urbaine qu’économique, mais aussi qu’elle contribue à favoriser le « vivre ensemble ».

Des projets culturels pour le développement économique et urbain du territoire

Pour ce qui est de la dimension territoriale, le raisonnement est simple.

D’abord, le projet culturel, grâce à l’image qu’il véhicule, modifie le regard que les individus portent sur un quartier, une ville ou une région. En modifiant cette image, les pouvoirs publics ont espéré chasser les vieux clichés du déclin industriel portés comme un fardeau par de nombreuses villes nordistes et jouant un effet répulsif auprès de potentiels investisseurs, d’éventuels visiteurs et, plus grave encore, auprès même de leurs propres habitants. Implanter une antenne du Louvre à Lens, c’est entrer dans cette logique marketing et parier sur un électrochoc, sans doute nécessaire, qui offrira au territoire une nouvelle attractivité. C’est avec cette ambition que de nombreux autres équipements culturels ont été créés : la Condition Publique à Roubaix, le complexe culturel du Grand Sud à Lille, mais aussi, plus loin de chez nous, le Musée Guggenheim à Bilbao. Ils répondent tous au même objectif : vendre une image culturelle et structurer le territoire en générant de nouveaux programmes immobiliers, hôtels, bureaux et commerces.

Les visiteurs et touristes étant aussi des consommateurs, les projets culturels engendrent également une dynamique favorable aux commerces, hôtels et restaurants. Faire venir des dizaines de milliers de visiteurs à Roubaix à l’occasion de l’exposition Camille Claudel, au musée de la Piscine ou des expositions d’art contemporain organisées à Béthune promue Capitale Régionale de la Culture en 2011, c’est indéniablement espérer que l’affluence alimentera l’activité du tissu économique local.

Des projets culturels pour créer du lien social

Pour ce qui est de la cohésion sociale et du « vivre ensemble », le raisonnement est à nouveau très simple : le projet culturel (par exemple les fêtes de Lille 3000) permet de créer un espace de rencontre, où se côtoient des individus de tous âges et de toutes catégories socioprofessionnelles. Cette mixité sociale est considérée comme le moyen de créer du lien dans une société où les groupes sociaux, ethniques et religieux ont tendance à vivre de manière cloisonnée, générant une méconnaissance mutuelle, source d’intolérance. Attirer un public large et diversifié (les nouveaux publics) est ainsi devenu le leitmotiv de nombreuses politiques culturelles, et donc de la plupart des manifestations et structures, obsédées par l’accès à la « culture pour tous », condition sine qua non du « vivre ensemble ».

Des résultats en trompe-l’œil

Les études peuvent bien avancer des millions d’euros de retombées, des milliers d’articles de couvertures médiatiques, des centaines de milliers de visiteurs et de touristes, ces indicateurs ne révèlent en rien un quelconque rôle décisif joué par des politiques culturelles, qui, sous couvert de rayonnement, d’attractivité et plus largement de développement économique, ont confié la construction des grands équipements culturels à de grands architectes, et leur programmation à des galeries, des compagnies et de grands artistes reconnus, où ce qui prime, c’est l’affiche artistique qui doit attirer le public le plus vaste, dans une logique quantitative de marketing.

La culture comme levier du développement économique : la fin du fantasme

Au regard des centaines de millions d’euros investis dans ces grandes manifestations culturelles, l’échec saute aux yeux ! Le fort taux de chômage persistant dans la ville de Lille, pourtant proclamée « ville de la culture », et les tendances mitigées en matière d’emploi[2], montrent à quel point les résultats obtenus ont été insuffisants au regard des enjeux économiques que nous connaissons. Ces politiques culturelles standardisées et instrumentalisées n’ont pas d’impact suffisant sur leur territoire. Les élus et techniciens pourront toujours affirmer que leur territoire accueille des touristes et donc des consommateurs pour les hôtels et les commerces, tout ceci n’a pas été significatif au regard des efforts consentis. Les observateurs pourront toujours dire que ces équipements ont amélioré l’environnement urbain. Cette amélioration, quand elle se produit, se fait au prix d’investissements publics faramineux.

Le zéro pointé du « Vivre ensemble »

En matière de « Vivre ensemble », si l’objectif recherché est louable, voire même indispensable dans une société qui se fissure à tous les échelons et où les clichés prolifèrent de manière inquiétante (les homosexuels, les musulmans, les chrétiens, les fonctionnaires, les chefs d’entreprises, les politiques, etc. : tous en prennent pour leur grade !) les résultats sont pour le moins en demi-teinte. Regardons la réalité en face : le Nord Pas-de-Calais et la Picardie sont devenus les fiefs du Front National, n’en déplaise aux bien-pensants qui prétendent que nous vivons tous dans une parfaite harmonie (les grandes villes de la région ont un peu moins voté à l’extrême droite cependant).

Dans les manifestations culturelles, censées contribuer au « vivre ensemble » et aider à la mixité sociale, les enquêtes portant sur les types de publics qui y assistent, montrent, quand elles sont réalisées que la typologie sociale des visiteurs varie peu ou pas[3]. Les résultats obtenus ne sont pas atteints, ou, tout au moins, pas à la hauteur des espérances. Quoi qu’il en soit, même si se croiser peut constituer un premier pas vers le « vivre ensemble », il semble illusoire de penser que, parce que les gens se rencontrent dans une salle de spectacle ou une salle d’exposition, ils se connaissent mieux, et donc s’acceptent mieux.

Au final, une dérive qui ne produit rien ?

Plusieurs questions doivent être posées, au risque de scandaliser et provoquer.

En premier lieu : l’accès aux manifestations culturelles pour tous constitue-t-il un bon objectif ? Et si la recherche de l’accès à l’art pour tous n’était pas seulement un échec, mais plus encore une mauvaise manière de poser la problématique culturelle ?

Georges Steiner affirmait dans un entretien paru dans l’hebdomadaire L’Express : « L’éducation, la culture philosophique, littéraire, musicale, n’ont pas empêché l’horreur » et « les bibliothèques, musées, théâtres, universités peuvent très bien prospérer à l’ombre des camps de concentration ». C’est en effet en Europe, en Amérique ou en Australie, que les hommes ont tué le plus massivement dans un 20ème siècle où l’école obligatoire et les nouveaux modes de communication devaient transmettre aux populations la culture et la sagesse. Le 20ème siècle, qui aura été celui de la diffusion massive de la culture et de l’éducation, a été dans le même temps l’un de ceux où les peuples ont fait preuve de la plus grande barbarie les uns contre les autres.

Cette affirmation de Georges Steiner peut nous faire sursauter, il n’empêche qu’il nous rappelle qu’il ne suffit pas de mettre un individu devant un spectacle ou une œuvre d’art pour lui faire atteindre la « sagesse » et la tolérance.

Un échec qui repose largement sur une vision étroite de la culture

Comme nous l’avons indiqué précédemment, nos politiques culturelles sont largement orientées vers la promotion de l’art sous toutes ses formes ou presque (musique, opéra, théâtre, danse, etc.). Sans nier leur nécessité, ces politiques ont certainement pris trop de place au détriment d’autres formes que peuvent prendre la culture qui est, nous le rappelle l’Unesco, « l’ensemble des traits distinctifs spirituels et matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social ».

Notre culture ne se limite pas à l’art et au patrimoine matériel. Notre culture, c’est notre manière de vivre, notre spiritualité ou notre religion, c’est notre manière de cuisiner et de manger, notre façon de partager un moment avec notre famille et nos amis, ce sont nos chants, nos jeux, nos habits, nos traditions, notre histoire, etc.

Notre diversité culturelle : une richesse oubliée

Il suffit de regarder la diversité et la richesse culturelle de la France, pour se dire que nos politiques passent à côté de l’essentiel. Notre richesse est le fruit de la combinaison d’apports de très nombreuses populations : Flamands, Bretons, Basques, Maghrébins, Ivoiriens, Sénégalais, Vietnamiens, Polonais, etc. On ne retrouve ce mélange que dans quelques rares pays du monde : au Brésil, aux Etats-Unis, en Angleterre, en Belgique ou aux Pays-Bas. Outre le langage, d’autres traits caractérisent la culture d’origine de chacune d’entre elles : littérature, gastronomie, traditions, artisanat, art graphique, chants, habits, grandes et petites histoires, etc. Par ailleurs, cette richesse n’est pas seulement la traduction d’un passé dont on garde la mémoire et qu’on expose dans un musée, mais elle est aussi l’expression d’une culture vivante, présente sur le territoire national et contribuant pour chacune à notre culture commune et à notre identité nationale fondée, sur la base des valeurs républicaines, au respect mutuel de toutes les diversités.

Or, cette richesse est tombée dans l’oubli, et pire encore se trouve stigmatisée comme étant le problème de la France. Dans le même temps, nos politiques culturelles ont délibérément choisi de faire l’impasse sur cette diversité au nom du développement économique, du « vivre ensemble » et de la culture pour tous… un comble !

Certes, les initiatives visant à soutenir les associations culturelles (celles que l’extrême-droite appelle les associations communautaires) existent et il faut s’en féliciter, mais elles ne participent que très marginalement à mettre les projecteurs sur cette diversité culturelle. Si les grandes expositions d’art contemporain ont pignon sur rue dans les centres-villes grâce à de grands équipements, les manifestations qui montrent notre richesse culturelle sont souvent cantonnées dans les quartiers populaires, alors qu’elles devraient être placées en « tête de gondole ».

Alors que nous voulions travailler au service du « vivre ensemble », nous avons mis aux oubliettes notre diversité culturelle, créant frustrations et incompréhensions et développant ainsi préjugés et autres intolérances ! Le socle républicain sur lequel repose notre société doit, de ce fait, servir à intégrer sans les nier, toutes ces différences…

Une nouvelle ambition nécessaire pour nos politiques culturelles : répondre aux grands enjeux de notre société

La nouvelle ambition que nous appelons de nos vœux pour nos politiques culturelles est basée sur la volonté qu’elles puissent répondre aux enjeux de notre société.

Le premier enjeu consiste à promouvoir notre capacité à vivre ensemble, à lutter contre les intolérances et les préjugés qui aboutissent à une société fissurée et largement segmentée à de nombreux échelons : religieux, sociaux, économiques, urbains, etc.

Le second enjeu est économique. La crise que nous connaissons laisse sur le bord de la route de nombreux citoyens qui ont progressivement perdu toute espoir de trouver un travail. Il est clair qu’aujourd’hui les créations d’emplois ne seront jamais suffisantes pour offrir du travail à tous. Nous sommes convaincus que le renouveau économique de notre région et plus largement de notre pays, passe par la créativité dans tous les domaines[4].

Enfin, le troisième enjeu, très lié au précédent, est celui du capital humain. Nombre de nos habitants se sont enfoncés dans la solitude et l’ennui à cause du chômage. Il est clair que les dispositifs de formation doivent permettre à ces individus de regagner une compétence professionnelle. Mais cela ne sera jamais suffisant. De manière plus large, nous devons les aider à accroître leur savoir dans tous les domaines pour, à terme leur permettre d’être pleinement acteurs de notre société.

Au final, nos politiques culturelles doivent avoir un rôle qui dépasse largement les seuls aspects urbains et économiques, pour embrasser une ambition sociétale et humaine.

Trois grands objectifs pour nos politiques culturelles

  • Mettre en valeur notre diversité culturelle

Notre richesse culturelle, issue des origines très diverses de nos habitants, doit être mise en valeur. Cette diversité est la richesse de nos habitants et notre richesse à tous. Nous devons promouvoir cette mise en valeur à travers des manifestations organisées dans nos lieux les plus symboliques et les plus fréquentés. Mieux se connaître, c’est mieux s’accepter[5]. Apprendre de la richesse de l’autre, c’est s’enrichir soi-même. Faire connaître à l’autre sa propre richesse, c’est être reconnu par la société et en être fier.

  • Favoriser la création dans tous les domaines en mobilisant la richesse de nos habitants

Pour sortir de la crise économique que nous connaissons, nous devons mettre toute notre énergie au service de la création. Si nous investissons dans cette création, nous récolterons demain un vivier de créateurs qui viendront alimenter les expositions de demain. A défaut d’être la ville de la culture, Lille doit devenir la ville de la création.

Nous pensons également que notre diversité culturelle est aussi une diversité de savoir-faire : diversité de langage, de styles vestimentaires, de chants, de musiques, d’artisanat, d’histoire, etc. Tout ce savoir-faire dort et ne demande qu’à se transformer en créativité et en projets économiques, notamment au travers de l’économie sociale et solidaire.

  • Former nos habitants dans tous les domaines en mobilisant le réseau culturel dédié à la formation pour élever notre capital humain

Les politiques culturelles, avec leur myriade d’écoles largement sous-utilisées, peuvent contribuer à former des adultes dans les domaines de l’art, de l’écriture, de l’expression orale, de la musique, du chant, etc. C’est une opportunité pour élever le capital humain de nos habitants enfermés dans l’isolement et l’ennui du chômage. C’est dans cette perspective que la politique favorable au développement des bibliothèques doit être poursuivie.

C’est à partir de ces trois grands objectifs qui ne sont pas exclusifs, que nous devons développer de nouveaux outils pour que nos politiques participent véritablement à construire une société où notre diversité culturelle sera enfin reconnue comme sa plus grande richesse et où les individus deviendront des acteurs de ces politiques et non plus seulement des spectateurs.

[1] Le Nord Pas-de-Calais en particulier s’est doté d’un grand nombre d’équipements culturels : le Louvre-Lens qui représente un investissement avoisinant 150 M€ est le dernier en date. Auparavant, plusieurs scènes nationales avaient été créées et de grands événements culturels organisés (Lille 2004, Lille 3000, les capitales régionales de la culture, etc.)

[2] Lire ici l’étude réalisée par Axe Culture concernant l’évolution de l’emploi salarié privé sur les grandes agglomérations et régions françaises.

[3] Lire ici les enquêtes sur les pratiques culturelles des Français réalisées par le Ministère de la Culture (disponibles en ligne).

[4] Cette mutation se traduit aujourd’hui par l’hyper-créativité de certains de nos citoyens qui font émerger de nouveaux modes de vie, de travail et d’échange. Les espaces de co-working, l’open data, l’open knowledge, l’open source, les jardins partagés, l’économie solidaire, les mutualabs, les glanages des fruits et légumes pour les sans-abris, les performances théâtrales auto-organisées chez l’habitant (etc.) illustrent cette créativité sans précédent, largement favorisée par une ultra-connectivité des individus.

[5] L’association « Co-Exister » milite pour la coexistence des différentes religions, partant du principe qu’une meilleure connaissance de la religion de l’autre,         au-delà des clichés et des extrémismes permet de faciliter le vivre ensemble.

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