La mise en valeur de l’histoire de notre région : un enjeu culturel et politique fondamental

« Le Nord, terre de labeur et d’industrie » : telle était la fière mais caricaturale devise qui, il y a quelques années encore sur l’autoroute A1, accueillait le voyageur venant de Paris au moment d’atteindre la région Nord Pas-de-Calais, comme si l’histoire de celle-ci n’avait commencé qu’avec la révolution industrielle. Le temps a eu raison du panneau sur lequel s’affichait cette inscription on ne peut plus restrictive, mais, dans l’esprit de ses visiteurs tout comme de ses habitants, cette image perdure, et peu d’initiatives ont été jusqu’à présent menées pour révéler à tous bien d’autres épisodes qui ont tout autant marqué le destin du Nord de la France.

Une histoire mouvementée liée à sa position frontalière

Les célébrations du Centenaire du déclenchement de la Première Guerre mondiale, à la fin de l’année 2014, ont braqué les projecteurs de la France entière sur les multiples lieux de mémoire dont recèle notre territoire régional : de la frontière belge aux abords d’Ypres jusqu’en Picardie, où la célèbre bataille de la Somme a conduit à l’aménagement de l’Historial de Péronne.

Un formidable effort a en effet été mené pour mettre en valeur le patrimoine mémoriel de la Grande Guerre, sous la forme de rénovations multiples de musées, de cimetières militaires ou de mémoriaux, tel que celui de Notre-Dame de Lorette, non loin d’Arras, où le Président de la République française est venu inaugurer « l’Anneau de la Mémoire ».

De nombreux itinéraires, aussi, ont été tracés : ils proposent à des visiteurs qui, sur les traces de leurs glorieux ancêtres, viennent parfois de l’autre bout du Monde (Australie, Nouvelle-Zélande ou Afrique du Sud), pour longer la ligne de front qui, telle une entaille, traversait alors le Nord et l’Est de la France.

La position frontalière de notre région l’a exposée, au cours de l’Histoire comme ce fut donc le cas entre 1914 et 1918, à devenir le théâtre de nombreuses batailles, qu’elles remontent au Moyen Age ou plus près de nous, à l’époque de la Révolution française. Et si elles ont laissé, sur le terrain, très peu de vestiges, rien n’interdit qu’on puisse les évoquer et promouvoir, autour d’elles, des aménagements « touristiques » qui permettraient de montrer aussi bien à ses habitants qu’à ses visiteurs, la « richesse » historique de notre région.

Mais un patrimoine historique peu mis en valeur et donc souvent méconnu

A ce titre, on peut déplorer le manque de notoriété du petit musée d’Azincourt consacré à la bataille du même nom qui, en 1415, vit la défaite de l’armée du Roi de France face à celle du Roi d’Angleterre. Et que dire du manque presque total de mise en valeur du site de la bataille de Crécy qui, non loin de l’estuaire de la Somme, évoque une autre défaite française face à ces mêmes Anglais en 1346 pendant, là aussi, la Guerre de Cent Ans ? Une guerre, qui marqua aussi le destin de Calais et de ses « bourgeois » rendus célèbres par la sculpture de Rodin, ou de Compiègne qui vit la capture de Jeanne d’Arc par les Bourguignons : pourquoi, de ce point de vue, même si ne subsistent presque plus de monuments de cette époque, ne pas imaginer un itinéraire touristique nous conduisant sur les traces de ces évènements ?

Un circuit qui pourrait également passer par le site du célèbre « Camp du Drap d’Or » qui rappelle aussi les difficiles relations franco-anglaises, là où le roi de France, François Ier, invita le roi d’Angleterre Henri VIII à le rencontrer et à festoyer pendant plusieurs jours en juin 1520 en prélude à une alliance politique et militaire qui ne fut finalement pas signée. Aujourd’hui, seule une stèle aux inscriptions en partie effacées, rappelle cet évènement en bordure de la route qui mène d’Ardres à Guines. On pourrait imaginer une mise en valeur plus attractive, sous la forme d’une éventuelle reconstitution historique organisée périodiquement sur le modèle d’un « spectacle son et lumières » identique à celui du Puy-du-Fou qui, à lui seul, a réussi à établir la renommée de la Vendée… Dans notre région même, Montreuil-sur-mer cherche chaque été, à mettre en valeur le merveilleux patrimoine de ses remparts par un spectacle « son et lumières » consacré aux « Misérables » de Victor Hugo : un spectacle réussi qui devrait en inspirer bien d’autres !!!

Voilà autant d’occasions de faire apprécier et connaître notre région différemment. Ce à quoi invite par exemple, « la Route des Villes fortifiées » qui célèbre, de Gravelines au Quesnoy, l’œuvre architecturale de Vauban à travers la construction des citadelles qui la rendirent célèbre.

On pourrait aussi citer la résistance héroïque de Lille face au siège qu’elle subit en septembre 1792 ainsi que les batailles d’Hondschoote, dans les Flandres, en septembre 1793, ou de Wattignies, près de Maubeuge, en octobre 1793 qui font référence à la période de la Révolution française. La récente rénovation de la colonne Napoléon à Boulogne fait, quant à elle, référence à la préparation de l’invasion de l’Angleterre juste avant que les troupes impériales stationnées alors sur la Côte d’Opale ne doivent traverser l’Europe pour remporter la glorieuse bataille d’Austerlitz, provoquée par le renversement d’alliance de l’Autriche. Et on ne peut omettre le fait que la célèbre bataille de Waterloo, en juin 1815, ne s’est jamais déroulée qu’à une centaine de kilomètres de Lille en direction de Bruxelles : les très nombreux « passionnés » de Napoléon Ier pourraient donc, à l’occasion de leurs « pèlerinages », traverser, de Boulogne jusqu’en Belgique, notre région et lui trouver bien des attraits !

C’est un autre Bonaparte aussi qui a marqué de son empreinte notre région, de sa prison de Ham dans la Somme jusque dans son palais impérial de Compiègne dans l’Oise : Louis-Napoléon Bonaparte devenu Napoléon III. Les préventions de notre République ont depuis longtemps, influencée en cela par la « plume assassine » de Victor Hugo, vilipendé sinon négligé le souvenir de ce personnage pourtant auguste et artisan de la modernisation économique de la France du milieu du XIXème siècle : c’est sûrement en partie la raison pour laquelle le château de Compiègne semble aussi peu connu ou reconnu, au regard notamment de la façon dont bien d’autres châteaux nationaux voient leur histoire promue en dehors de notre région comme, par exemple, celui de Fontainebleau. De toute évidence, le nouveau Conseil Régional aura un rôle à jouer pour mettre en valeur ces sites d’une grande richesse patrimoniale qui peuvent devenir le ciment de notre identité.

Si, en Picardie, il y a cependant bien une ville qui peut tirer profit de son patrimoine historique, c’est Amiens, connue pour sa merveilleuse cathédrale : sa notoriété devrait beaucoup mieux servir à la découverte des autres sites précédemment évoqués.

 

Amiens : capitale régionale ou pas, un trésor pour notre région ![1]

« Picardie, terre de cathédrales », nous dit cette fois le panneau sur l’autoroute. Celui-ci ne s’est pas envolé, et pour cause, les cathédrales picardes seront bientôt millénaires !

Le temps des cathédrales

De Beauvais à Laon en passant par Saint Quentin, les édifices religieux de Picardie, tous plus étonnants les uns que les autres, peuvent servir de porte-drapeau pour notre grande région et constituer un élément fort de son identité. Le plus prestigieux d’entre eux est, sans conteste, la cathédrale d’Amiens datant du 13ème siècle, qui est, au même titre que celle de Reims ou de Chartres, une référence de l’art gothique. L’édifice est un véritable jeu de devinettes et de découvertes. Notre-Dame d’Amiens est bien plus qu’un lieu de culte, c’est le symbole du savoir-faire extraordinaire d’architectes, d’ingénieurs et d’artisans. Un savoir-faire qui conduisit à vouloir élever sans cesse plus haut la voûte de ces superbes vaisseaux, aboutissant à l’écroulement de celle de la cathédrale de Beauvais marquant ainsi la fin de cette extraordinaire épopée architecturale. L’abbaye de Saint-Riquier, près d’Abbeville, témoigne aussi de la splendeur de l’art gothique en Picardie, et cette tradition bâtisseuse remontant au Moyen Age s’est prolongée un peu plus au Nord, jusqu’à la fin même du XXème siècle à travers l’achèvement de la cathédrale Notre-Dame de la Treille à Lille, selon un style certes résolument moderniste mais témoignant de la même hardiesse que celle attribuée alors aux architectes et artisans médiévaux.

Les hortillonnages, de merveilleux jardins sur l’eau

Au-delà de sa cathédrale, Amiens possède un second trésor, celui de ses hortillonnages, cousins des Marais de Saint Omer. Comment imaginer qu’au cœur d’Amiens puisse exister un ensemble de « jardins flottants » formant un ensemble de plus de 300 hectares ? C’est un dépaysement total proposé aux citadins… Dénommés ainsi par nos ancêtres romains qui s’y installèrent tant la terre est facilement cultivable, les hortillonnages trouvent leur origine dans le mot latin « hortus » signifiant « jardin ». Brassés continuellement par la Somme, ces jardins bénéficient d’un sous-sol argileux, recouvert d’un mélange de limons et de tourbe les rendant extrêmement fertiles. Les maraîchers des hortillonnages peuvent ainsi enchaîner plusieurs récoltes durant la même année, le rêve de tout cultivateur ! C’est cette grande fertilité qui attira il y a de nombreux siècles les Romains et qui, jusqu’à aujourd’hui, perpétua l’existence de ce jardin maintenu en pleine ville entre eau et terre. La légende raconte d’ailleurs que la cathédrale d’Amiens fut construite sur un ancien champ de choux légué aux autorités religieuses par deux hortillons très pieux dont les effigies se retrouveraient sur la « Porte du Puits de l’œuvre ».

Les hortillonnages sur lesquels s’étend l’ombre majestueuse de la cathédrale font partie intégrante de l’histoire de la ville d’Amiens et, au-delà, peuvent définir, au même titre que bien d’autres symboles, l’identité de notre grande région. D’autant plus que les récents aménagements urbains ont contribué à valoriser ce magnifique patrimoine.

Un aménagement urbain propice à la découverte du patrimoine

Avant de découvrir la cathédrale ou les hortillonnages, le voyageur qui arrive par le train peut déjà simplement s’étonner de la qualité de l’aménagement de l’espace public. Amiens a en effet osé offrir au piéton un ensemble de rues où la promenade se révèle un véritable bonheur. Quand la Grand Place et les rues du Vieux Lille ont encore leurs voitures, Amiens a depuis longtemps largement supprimé la circulation en son sein. La découverte du patrimoine se trouve largement facilitée par une ambiance apaisée : la Tour Perret haute de ses trente étages, un luxueux hôtel particulier du XIXème siècle invitant à découvrir l’univers fantasmagorique de Jules Verne, le Musée de Picardie et de très autres nombreux édifices contribuent aussi à l’exceptionnelle richesse patrimoniale d’Amiens qui, avec Lille et Arras notamment, ne demande qu’à devenir le fer de lance d’une grande région, fière de son passé et confiante en son avenir.

 

Valoriser notre patrimoine en le mettant en réseau

C’est en effet à une mise en réseau de tout le patrimoine historique régional qu’il faudrait procéder : conjuguer et coordonner encore mieux les actions menées par les offices de tourisme locaux, départementaux et régionaux (Nord Pas-de-Calais et Picardie associés). Amiens et Lille, vu leur notoriété, pourraient, à ce titre, servir de « portails d’entrée » et inviter à la découverte d’une histoire régionale qui montrerait aux habitants de ce « Grand Nord » qu’ils soient des Flandres ou du Santerre, d’Artois ou du Hainaut, du Pays de Bray ou de la Thiérache, qu’ils partagent bel et bien une identité commune forgée au fil des siècles.

Une identité marquée, notamment, et il ne s’agit pas de l’occulter, par un passé industriel qui a fait autant sa gloire que sa misère, que l’on considère le formidable enrichissement qu’il provoqua pour la France toute entière ou les terribles conditions de travail des ouvriers qui en furent les premiers artisans : de la Picardie aux Flandres, des usines de Creil – avec par exemple la Clouterie Rivierre qui fabrique depuis plus d’un siècle des clous de toute taille pour des entreprises présentes dans le monde – aux chantiers navals de Dunkerque, du bassin minier aux filatures de Lille, Roubaix et Tourcoing, s’est écrite l’histoire d’une extraordinaire aventure industrielle ainsi que celle de la lutte ouvrière… Qui sait que c’est à Lille qu’a été composée la musique de « l’Internationale ». Qui se souvient de la répression des manifestations du 1er mai 1908 à Fourmies, qui connaît l’exemple d’utopie sociale imaginée à Guise, dans l’Aisne, par Jean-Baptiste André Godin à travers son                   « familistère » inspiré des idées de Charles Fourier. Autant d’étapes, parmi d’autres, qui ont marqué l’histoire de toute la France autant que celle de notre région…

Et c’est de manière éclatante, que ce patrimoine industriel et ouvrier a su être mis en valeur, depuis ces vingt dernières années, à travers, parmi d’autres exemples, l’aménagement du musée de la mine à Leuwarde près de Douai ou la réhabilitation des « châteaux de l’industrie » à Roubaix (avec notamment l’exemple du Centre des Archives nationales du Monde du Travail dans l’ancienne filature Motte-Bossut ).

Bien des lieux de notre grande région présentent un vif intérêt historique… Valenciennes, Douai, Maubeuge , Dunkerque ou, bien sûr Arras, pour ne citer qu’elles, mériteraient que l’on s’attarde sur leur passé et sur la façon dont il est mis en valeur ou non, mais on ne peut être ici exhaustif, et s’il est bien un exemple qui montre à quel point l’Histoire est souvent une grande oubliée de nos politiques culturelles, c’est bien celui de Lille, appelée, en plus de sa position de capitale économique, à endosser le statut de chef-lieu de notre grande région Nord.

 

Arras, une ville ancestrale tournée vers la modernité[2]

La ville d’Arras trouve son origine au cœur d’une terre ancienne de passage et de brassage des populations. Au confluent de plusieurs cours d’eau, elle est perchée sur un petit promontoire naturel, la colline Baudimont, qui en est restée au fil des âges, le cœur social, politique et religieux. Remontant à la Préhistoire ou datant du Moyen-Age et de l’Epoque moderne, les traces d’une présence humaine sur son site sont anciennes et nombreuses. Arras a, notamment, toujours été un endroit important du point de vue religieux et culturel : haut lieu sacré celtique, capitale de la tribu gauloise des Atrébates qui a offert à Vercingétorix son illustre bras droit en la personne de Commios, puis important lieu de culte et centre de garnison sous l’Empire romain, la ville s’est ensuite illustrée à travers la légende particulièrement vivace de Saint Vaast ou celle des Ardents, comme un endroit important de la Chrétienté. Par ailleurs, qu’ils s’agissent des fameux Arazzis, ces tapisseries fabriquées à Arras reconnues et prisées dans le monde entier au Moyen Age, ou des grands auteurs de la même époque tels Adam de la Halle ou Jean Bodel, la ville a régulièrement été au cœur d’une créativité active, bénéficiant d’une faculté de rayonnement international. Au cœur d’importants enjeux politiques, la ville a aussi régulièrement été le théâtre d’affrontements entre monarques ou empereurs, et l’histoire se souvient de la présence dans la ville d’illustres souverains venus conquérir, reconquérir ou rendre visite à une ville particulièrement convoitée. Proche de la ligne de front, Arras garde aussi un souvenir vivace de la 1ère Guerre mondiale…

Ces réalités historiques ont offert à Arras un patrimoine riche et divers mais aussi tout un imaginaire justement lié à cette 1ère Guerre mondiale : atteinte et en grande partie détruite durant les multiples batailles de l’Artois qui firent rage dans ses environs, Arras a fait de ce désastre humain et matériel d’ hier un levier de développement, grâce à la promotion du tourisme de mémoire. C’est, depuis plusieurs années, le déclic qui s’est opéré au sein de la société civile comme du pouvoir politique, la prise de conscience évidente que la ville et ses environs bénéficiaient d’un potentiel notable qu’il fallait valoriser plus encore. Reconnue comme possédant deux des plus belles places de France mais aussi le plus grand ensemble architectural religieux du XVIIème siècle d’Europe, d’un réseau de souterrains uniques et chargés d’histoire (les célèbres boves), d’une citadelle classée au patrimoine mondial de l’UNESCO, la ville présente un cadre propice à l’attractivité touristique qui, grâce à une politique culturelle et marketing volontariste, connaît aujourd’hui un renouveau remarquable à la faveur notamment des célébrations du Centenaire de la Grande Guerre. En témoignent l’ouverture de boutiques de souvenirs siglés d’iconographies de la ville, le renforcement de la présence de touristes étrangers et l’attractivité commerciale retrouvée des deux places. L’organisation régulière de grands événements internationaux tels que celui du Festival musical du Main Square ou plus ponctuelle comme celui du passage du Tour de France souligne également la renommée croissante de celle que l’on appelait encore il y a peu, « la Belle Endormie ». C’est donc en misant en grande partie sur la promotion de son patrimoine historique et la valorisation de son cadre de vie qu’Arras semble être sortie de sa torpeur et a su attirer à elle des investisseurs de plus en plus nombreux, autant séduits par cette image nouvelle que par sa position géographique privilégiée entre Paris et Lille ou de réelles opportunités foncières : c’est en cela que son exemple peut servir de référence pour la mise en valeur patrimoniale de notre grande région Nord.

Mais, ici comme ailleurs, ce développement nouveau, basé en partie sur les ressources spécifiques d’un patrimoine vieux de plusieurs millénaires, ne peut véritablement être porteur qu’à la condition d’en faire partager tous les bénéfices aux populations locales.

 

Lille : où est ton histoire ?

Lille, à l’image de toute la région dont elle est appelée à devenir le fer de lance économique et politique, n’échappe pas aux poncifs et autres clichés dont souffre encore tout le « Grand Nord », et mérite que l’on s’attarde sur son cas, tant la richesse de son histoire, peu ou mal promue malgré l’obtention du label « ville d’art et d’histoire » en 2004, semble méconnue. L’industrie textile du XIXème siècle a marqué d’une empreinte encore visible, l’histoire de la ville, au même titre que celle de ses voisines, Roubaix et Tourcoing, et, dans le quartier de Moulins, notamment, ou, plus récemment, dans celui des Bois-Blancs par exemple, une ambitieuse politique de rénovation du patrimoine industriel lillois a été menée, permettant de transformer d’anciennes usines laissées en friches en de très beaux bâtiments dévolus au logement, à l’enseignement (Université de Lille II à Moulins), et même à des activités « high-tech » (Euratechnologie aux Bois-Blancs). On peut néanmoins déplorer que cette politique de réhabilitation n’ait été accompagnée d’une véritable politique «pédagogique» permettant à chacun de faire le lien entre le riche passé de ces quartiers et leur actuel renouveau.

Le manque de décryptage dont souffre l’histoire de Lille est encore plus flagrant et consternant, en ce qui concerne les périodes précédant la révolution industrielle.

Certes, la ville de Lille ne peut se targuer d’une histoire aussi ancienne et ne peut présenter d’aussi prestigieux vestiges que ceux de nombreuses autres villes françaises : nulle ruine romaine, nul château-fort du Moyen Age, nulle église romane, nulle cathédrale gothique, nul palais de la Renaissance, ne la rendent célèbre. La faute à une naissance tardive et aux nombreuses destructions dont la ville souffrit au fil des siècles.

Ce n’est en effet, qu’à partir de 1066, que l’existence de la ville est réellement attestée et chacun sait que sa position de carrefour au cœur de l’Europe du Nord-Ouest, si elle a contribué à sa prospérité commerciale, a aussi et surtout fait d’elle un enjeu politique et une cible militaire, lui valant de nombreux sièges et d’importantes dévastations.

Et, lorsqu’un de ces épisodes glorieux a conduit à l’érection même d’un monument aussi célèbre et emblématique que celui de la colonne de la Déesse sur la Grand’Place[3], on peut se demander combien de Lillois connaissent le sens qu’il faut lui donner, sauf à lire les inscriptions lacunaires qui apparaissent à sa base. Encore moins de visiteurs et d’habitants ne peuvent se douter aussi qu’à l’entrée de la rue Esquermoise s’élevait une très grande et belle église, l’église Saint-Etienne, incendiée et détruite au cours de ces mêmes évènements. Contemporain de la bataille de Valmy, érigé au rang de mythe national, le siège de Lille revêt pourtant la même importance historique. Les Lillois ont su, à cette occasion, barrer la route de Paris aux armées austro-prussiennes, sauvant en cela la toute jeune Ière République française de l’invasion étrangère. Sur cette même Grand’Place, la Vieille Bourse, à la décoration baroque, témoigne de l’occupation, certes lointaine, des Espagnols devenus, à partir de Charles Quint, propriétaires des anciens Pays-Bas (correspondant aujourd’hui, en plus des actuels Pays-Bas, à la Belgique et à une partie du Nord de la France), alors que la façade du Théâtre du Nord, au style classique, révèle, quant à elle, l’arrivée à Lille de Louis XIV et des Français : voilà deux bâtiments qui, en condensé, présentent deux phases de l’histoire de la ville.

L’appropriation de Lille par la France se manifeste surtout par l’aménagement d’une somptueuse citadelle que l’on doit à Vauban qui la désigna lui-même comme « reine des citadelles ». Principal bâtiment historique de la ville, on peut regretter qu’elle ait encore aujourd’hui gardé sa vocation militaire, alors qu’elle aurait pu devenir le fleuron de la mise en valeur du patrimoine historique lillois. Autre témoin des débuts de la présence française, la Porte de Paris ou, encore plus, l’Hôpital Général, ne bénéficient, quant à eux, d’aucune réelle mise en valeur.

Si l’on remonte encore plus le temps, celui au cours duquel Lille, avec Dijon, était la capitale des fiers ducs de Bourgogne, qui sait que c’est dans notre ville que fut organisé, en février 1454, le célèbre « banquet du vœu du faisan » au cours duquel fut prononcée autour du duc Philippe le Bon, à la faveur de réjouissances extraordinaires restées vivaces dans les chroniques de l’époque, la promesse de centaines de seigneurs de renouer avec la tradition des croisades suite à la prise de Constantinople par les Turcs ottomans ? Si le palais de la Salle, où il fut proclamé, n’existe plus (c’est l’actuel Palais de Justice qui est installé aujourd’hui sur ses fondations), un autre bâtiment, certes lui aussi en grande partie détruit en 1916 par un incendie, témoigne de cette époque : le Palais Rihour dont ne subsiste plus que la chapelle où est aujourd’hui installé l’Office du tourisme.

A l’exception de la bataille de Bouvines de 1214 à l’Est de l’agglomération actuelle sur la route de Tournai (et qui, vu sa place dans la « légende nationale » française mériterait une célébration pérenne, au-delà des festivités organisées en juillet 2014 pour son huit centième anniversaire), le Moyen Age a laissé à Lille peu de témoignages, sinon ceux de l’Hospice Comtesse et de l’Hospice Gantois, cependant en grande partie remodelés au cours des siècles suivants. Niché au cœur du Vieux Lille, l’Hospice Comtesse peut néanmoins se présenter comme un des vestiges les plus anciens de la ville, et c’est d’ailleurs dans ses murs qu’a été installé un musée dont la vocation est justement de rappeler son histoire ancienne : il présente essentiellement l’intérêt d’évoquer la vie d’une communauté religieuse de sœurs appartenant à l’ordre de Saint Augustin, mais permet aussi d’imaginer, sous la forme de tableaux que l’on doit essentiellement à Louis et François Watteau, la physionomie de la ville et la vie des lillois dans la deuxième moitié du XVIIIème siècle. Si ses collections se révèlent relativement riches et s’il organise des expositions temporaires souvent très intéressantes, c’est un musée « à l’ancienne » au sein duquel le              « support multimedia » brille par son absence. Autre lieu incontour-nable du « Vieux-Lille », la cathédrale de La Treille peut s’honorer d’être la dernière cathédrale du XXème siècle à avoir été achevée, et sa façade résolument innovante témoigne de cette modernité : mais, sur son parvis, rien ne vient rappeler qu’à son emplacement, s’élevait, au milieu du Moyen Age, un château fort dont le tracé de l’ancien canal du Cirque, pour un œil averti, témoigne pourtant.

Les canaux justement… Son étymologie le rappelle : Lille (l’Isla) est, bien sûr, née de l’eau et sur l’eau… Placé sur le cours capricieux d’une modeste rivière appelée la Deûle, à l’emplacement d’une rupture de pente ayant occasionné la formation de marécages, le site originel de la ville de Lille obligeait les marchands venus du Sud et voguant en direction des villes du Nord des Flandres à une rupture de charge entre l’actuel Quai du Wault (point d’aboutissement de la Haute-Deûle) et l’avenue du Peuple Belge (point de départ de la Basse-Deûle). C’est de cette rupture de charge que naquit la ville, sillonnée dès son origine et jusque dans la première moitié du XXème siècle, par des canaux analogues à ceux, préservés encore aujourd’hui, des villes flamandes cousines de Bruges et de Gand : qui, aujourd’hui, parmi les habitants même de Lille le sait ? Et pourtant, cette vocation « fluviale » se poursuit jusqu’à nos jours : le port de Lille, lié au dense réseau de canaux de Belgique et des Pays-Bas, reste, en effet, le troisième port fluvial de France derrière ceux de Paris et de Strasbourg. A ce titre, l’histoire de la batellerie à Lille et dans sa région mériterait aussi d’être mise à l’honneur.

Bien d’autres lieux, bien d’autres évènements mériteraient d’être évoqués : les deux guerres mondiales du XXème siècle au cours desquelles Lille souffrit de l’occupation allemande et vit se développer une résistance, différente mais tout aussi notable et héroïque, que celle menée par bien des marquis, ou encore les différentes phases d’agrandissement de la ville (notamment celle datant du milieu du XIXème siècle qui, comme Paris, vit Lille englober les villages limitrophes donnant lieu à de vastes opérations d’urbanisme).

Lille, aussi, est riche de ses habitants, d’origines très diverses, et ses fonctions commerciales et industrielles ont attiré, des populations aussi différentes que celles de paysans venus des Flandres néerlandophones à la fin du XIXème siècle que, plus récemment, celles des ressortissants d’Afrique septentrionale ou subsaharienne. Autant de lillois qui, pour vivre au mieux ensemble, doivent être capables de tous connaître l’histoire de leur ville et ainsi de partager une identité commune.

La mise en valeur de l’histoire, un enjeu culturel et politique

L’enjeu de la mise en valeur de l’histoire de Lille, et, au-delà, de son agglomération et de toute sa région, n’est donc pas seulement un enjeu patrimonial ou touristique : c’est d’abord un enjeu culturel, aux différents sens du terme, et un enjeu politique.

Destinée à ses habitants, dans toute leur diversité, autant sinon plus qu’à ses visiteurs, cette promotion de l’histoire locale et régionale doit répondre au souci de forger, parmi les Nordistes et les Picards, un réel sentiment d’appartenance.

A l’heure où la ville de Lille se prépare, à grands frais, aux festivités culturelles de Lille 3000, on peut s’interroger sur le manque de moyens dévolus à une réelle mise en valeur de cette histoire, qui pourtant pourrait être vectrice d’une véritable cohésion sociale moins factice que celle née de quelques « grandes messes » culturelles ponctuelles et éphémères.

Lille peut, certes, s’enorgueillir des très riches collections de son Palais des Beaux-Arts ou du dynamisme du Musée d’Histoire Naturelle, mais ni l’un ni l’autre n’ont vocation à retracer le destin tourmenté de la ville et de ses habitants. La création d’un nouveau musée consacré à l’histoire de Lille et de sa région serait sûrement jugée par beaucoup comme trop onéreuse, mais le seul exemple des efforts consentis par Dunkerque dans la promotion de son Musée portuaire montre que la tâche n’est pas impossible, à condition qu’elle soit menée avec ambition.

Nul, ici, ne cherche à remettre en cause les multiples initiatives promues par l’Office de tourisme de Lille, mais il semble important de réfléchir à l’invention de nouveaux supports- nouvelles bornes d’information touristique et outils multimedias (l’ « exposition » en plein air de vastes panneaux d’information qui accompagne les travaux de rénovation de l’Esplanade et de la Citadelle pourrait servir d’exemple)- et surtout à l’aménagement d’un lieu qui pourrait devenir un véritable musée consacré à l’histoire de Lille et de sa région combinant cartes, tableaux, photographies et bien d’autres objets d’exposition.

Le cadre idéal aurait été celui de la Citadelle construite par Vauban, mais elle est restée propriété du Ministère de la Défense. Celui de l’Hospice Comtesse apparaît, quant à lui, comme trop restreint.

Alors où pourrait-on mener à bien ce projet ? Des contraintes financières et techniques interdisent peut-être le choix de tel ou tel bâtiment, mais on pourrait suggérer le site de l’Hôpital général, avenue du Peuple Belge dans le Vieux Lille, sinon celui de certains vastes entrepôts que, à la lisière de Lille et de Lambersart, le Port de Lille pourrait vouloir abandonner dans les prochaines années… Dans les deux cas, ce musée pourrait être, en plus, la figure de proue d’une vaste et ambitieuse requalification urbaine.

Bien au-delà de Lille et de son agglomération, c’est à une réelle politique de promotion de toute la région Nord-Pas de Calais- Picardie que nous invitons nos futurs élus à œuvrer. Las des clichés « parisianistes » d’une région grise et sinistrée que l’ignorance seule laisse perdurer, nos habitants réclament qu’on puisse reconnaître à leur territoire des atouts patrimoniaux dont la mise en valeur manque sinon d’ambition sinon de l’éparpillement d’initiatives notables mais trop isolées…                                                Des falaises vertigineuses du Cap Blanc-Nez aux verdoyantes prairies de l’Avesnois, de la vaste Baie de Somme aux élégantes ondulations des Monts des Flandres ou des collines de l’Artois auxquels se mêle parfois la singulière silhouette des terrils, notre région, parsemée des flèches de ses cathédrales et de ses beffrois, présente une diversité de paysages façonnés autant par la nature que par des générations d’hommes dont le souvenir mérite d’être préservé et reconnu.

 

Plus que jamais, il faut se convaincre que l’avenir d’une région ne peut se construire sans mémoire !

 

 

[1] Encadré rédigé par Romain Plichon.

[2] Encadré rédigé par Romain Plichon.

[3] En commémoration de la résistance des Lillois face à la tentative d’invasion des troupes autrichiennes en septembre 1792