L’humanité derrière les clichés
Par Anne Sophie Gerber – Sage-femme
Le délinquant, le toxicomane, la prostituée, le déficient mental ou physique, le chômeur de longue durée, les gens du voyage, l’adolescente enceinte en échec scolaire, l’individu avec son bracelet électronique, l’illettré ou celui qui parle peu notre langue, etc. La liste est longue des personnes à qui notre société a flanqué l’une ou l’autre de ces étiquettes pour les placer in fine dans la case « irrécupérable » ou « à éviter », moquée, stigmatisée, vilipendée même parfois dans la presse et sur internet.
Pourtant, que de rencontres bouleversantes lorsque nous entrons dans le foyer de certaines de ces familles. Les clichés et les terminologies simplistes disparaissent pour laisser place à l’humanité : des hommes et des femmes qui se livrent avec tout leur enthousiasme et leur force, leur richesse culturelle, leurs joies et leurs peines. C’est aussi parce que les familles que nous visitons et soutenons s’apprêtent à donner naissance à un enfant que la dénomination judiciaire s’efface pour laisser place à la vie, simplement. C’est parce qu’une nouvelle histoire va commencer que l’aspect social n’a plus lieu d’être.
Sortir des clichés pour regarder le vrai visage des habitants
Qui n’aurait pas eu d’a priori sur le mari de cette femme enceinte, travaillant en CAT (Centre d’Aide par le Travail), mais qui collectionne les pièces de monnaie et connait pour chacune d’elle son histoire, son origine, sa valeur ? Qui n’aurait pas eu d’a priori sur cet autre individu, lui aussi futur papa, sans diplôme et sans activité professionnelle depuis plus de 10 ans, mais qui se trouve être un véritable « jukebox ambulant », encyclopédie vivante de la musique. Etonnant.
Si ces individus vivent « au crochet de la société », c’est sans doute parce que cette société ne les reconnaît pas comme des individus doués de capital humain, c’est-à-dire disposant d’un savoir et de compétences. Ces compétences ne sont peut-être pas valorisables directement et rapidement sur le marché du travail… et alors ? Heureusement, le marché du travail et les Universités ne sont pas les seuls lieux capables de juger de la matière grise d’un individu.
Qui n’aurait pas eu d’a priori enfin concernant cet homme, classé dans la case « machistes », mais qui est resté des jours durant à côté de sa femme enceinte alitée, la soutenant moralement, et physique-ment, la soignant, lui préparant son repas et ses affaires avec tout l’amour dont peut faire preuve un mari pour sa femme. Les clichés sont durs car ils nous empêchent de regarder l’individu tel qu’il est, sans a priori.
Et de nombreuses victimes invisibles !
Bien entendu, j’en ai rencontré des personnes vicieuses, « des gens très bien » qui violentent leur femme enceinte tout en ayant le culot de se plaindre « d’une société où tout fout le camp » et « des délinquants qui cassent tout ».
J’en ai rencontré des femmes profondément déprimées et isolées, arrivées de leur pays natal quelques mois avant, où elles étaient libres, épanouies et où elles avaient un emploi. Elles sont arrivées en France pour se marier à un homme inconnu, et vivre avec la belle famille tout aussi inconnue. Ces femmes emprisonnées en France n’osent pas, ou n’ont pas le droit, d’aller vers l’extérieur. L’enfer sur terre existe pour ces femmes qui doivent se résigner à la tristesse, parce que notre société a décidé de les mettre dans la case « immigration » alors qu’elles devraient aller dans la case « victime ». Honte à nous ! Que proposons-nous pour ces victimes qui ne peuvent se plaindre ? Devons nous les laisser mourir à petit feu, sous prétexte qu’elles ne portent pas plainte, ou ne faut-il pas soutenir par tous les moyens ces femmes naufragées en France et qui ne veulent parfois qu’une chose, retrouver simplement chez elles la liberté, leur famille et leurs amis. Que leur proposons nous ?[1]
J’en ai aussi rencontré des femmes, ex-toxicomanes devenues maman. Il faut une force de caractère extraordinaire pour repartir de l’avant quand on a sombré dans l’héroïne. Mais est-ce que cette force sera suffisante si tous les jours, cette jeune maman est harcelée et insultée en bas de son immeuble par des dealers qui ne souhaitent qu’une chose : qu’elle se remette à consommer ! Comment aider cette femme, quand bien même celle-ci est hypermotivée, si elle demeure dans un contexte sans issue ? Si cette femme rechute, c’est son enfant qui en paiera avec elle le prix fort et plus tard la société via l’aide sociale à l’enfance, la délinquance, la prison, l’assistance sociale, etc. Que proposons nous pour cette femme, son mari et son enfant tant qu’il en est encore temps ? Mais il est peut être déjà trop tard.
Bien entendu, j’ai également rencontré des femmes qui accouchent pour la septième fois, d’un septième mari, pour un septième enfant placé. Cela pose question. Mais nous ne sommes capables d’apporter aucune réponse.
En conclusion : de l’empathie à la nécessaire prise en charge globale du patient
Le premier enseignement de toutes ces rencontres se situe dans la possibilité de considérer l’individu comme une richesse en dépassant les clichés dont nous sommes trop souvent encombrés. Ce n’est pas une vision naïve ni angélique de l’être humain, mais une vision optimiste ! Nous devons aider nos habitants à trouver une place dans la société.
Le second enseignement se situe dans la nécessaire empathie[2] dont doit faire preuve le corps médical envers les patients, dans la relation de soin à l’hôpital, en consultation ou au domicile dans les familles. Cette empathie implique de prendre le temps de connaître son patient, son environnement affectif, social, matériel, culturel. Ce n’est pas facile quand les effectifs ne suivent pas le nombre de patients. Ce n’est pas facile non plus dans un contexte hospitalier aseptisé où le corps médical « qui sait » domine le patient qui ne sait pas et qui se tait. Au final, quelle est la possibilité pour les soignants de se mettre à la place de l’autre, s’ils ne connaissent pas son isolement affectif, son environnement matériel et social ? Comment soutenir un individu, s’il n’est pas possible de comprendre sa culture, ses modes de vie, ses peurs, ses échecs et ses réussites ? Pour aider et soigner l’autre, il faut se laisser le temps de se connaître, de se rencontrer, et ne pas avoir peur d’aller au-delà de nos propres préjugés. Ce n’est pas facile, mais vraiment pas impossible.
Le troisième enseignement se situe dans la nécessité de prendre l’individu dans son ensemble et d’être en capacité de lui apporter une réponse globale. L’hôpital pourra apporter les meilleurs soins à un individu, mais si cet individu n’est pas protégé ensuite, les soins ne serviront à rien ! On peut soutenir une femme à vivre avec son nouveau né, mais si cette femme entre dans une déprime profonde parce que le contexte familial est néfaste, tout ceci ne servira à rien. On peut soutenir une ex-toxicomane dans sa nouvelle vie de jeune maman, mais si nous laissons les dealers la harceler, tout ceci ne servira à rien.
Toutes ces questions doivent aussi être au centre de notre débat démocratique.
[1] Un nombre croissant d’associations vient en aide aux femmes en détresse et luttent notamment contre les mariages forcés. Nous devons renforcer le soutien à ces associations.
[2] L’empathie implique trois modes : l’identification (pouvoir se mettre à la place de l’autre), la reconnaissance (accepter que l’autre se mette à notre place), l’intersubjectivité (on reconnaît à autrui la capacité de nous informer sur nous-mêmes).
Super ce post, je vais le partager sur Twitter si ça vous va .